Le Transbordeur de Marseille
Le site de l'Association des Marseillais du Monde
La sardine qui a bouché le Vieux-Port
Jean-Nicolas-Paul-François, Vicomte de Barras est né le 30 Juin 1755 à Fox-Amphoux dans le Var. Issu d'une grande famille provençale ( En Provence, rappelait Napoléon, on dit noble comme un Barras ), il ne partage pas les idées de sa caste et s'engage comme cadet dans le régiment du Languedoc dès l'age de 16 ans. En Juin 1776, il est aux Indes en tant qu'officier du régiment de Pondichéry, un régiment d'infanterie de Marine.
C'est lui qui racontera dans ses mémoires une partie de la suite de cette histoire dont la déformation fit tant de tort à l'image de Marseille et dont il fut, bien malgré lui, le témoin.
Capturé par les anglais en 1778 à Pondichéry, Barras bénéficie comme bon nombre de soldats français des accords d'échange de prisonniers alors en vigueur et en mai 1779, il embarque avec d'autres ex-prisonniers en direction de la France sur la frégate la Sartine, baptisée du nom du ministre de la Marine de Louis XVI de 1774 à 1780 , Monsieur de Sartine, comte d'Alby.
Comme il est alors d'usage, la Sartine doit naviguer sous pavillon d'entente, une signalétique particulière équivalent à un sauf-conduit la garantissant contre toute attaque de navire anglais et lui assurant donc la tranquilité du voyage. Les navires de ce type sont en effet des bateaux spécialement commissionnés par les belligérants pour l'échange des prisonniers et ne sont pas armés, mis à part un petit canon permettant l'échange des signaux réglementaires.
La règle des pavillons d'entente (cartel flags) en usage à l'époque stipule la présence d'un pavillon blanc qu'il est d'usage de doubler à bord des bateaux avec le pavillon de l'ennemi, ici un pavillon anglais plus petit, situé normalement un peu plus bas.
Les rares documents dont nous disposons divergent sur un point de détail qui aurait pu éclairer un peu la suite des évènements. En effet, les mémoires de Barras font état d'un commandement par le capitaine Jean Dallest, les archives de la Royal Navy d'un commandement par le capitaine John Dallis. Les deux noms sont assez proches pour que l'on puisse être à peu près certain que l'un est la déformation de l'autre et qu'il s'agit ici de la même personne. Mais Dallis ou Dallest, français ou anglais, il parait difficile de l'établir. Il est en effet tout à fait possible que dans le cadre de l'échange de prisonniers, ce soit un capitaine anglais qui commande un navire français.
Supposons le capitaine anglais :
A-t-il fait une erreur sur le code des pavillons, hissant le pavillon ennemi qui lui était habituel, à savoir le français ? L'erreur est peu crédible ... mais possible.
Supposons le capitaine français :
A-t-il hissé par forfanterie en tête de mat le pavillon français au péril de son bâtiment ? C'est plus probable. Il devait savoir en tout cas quel risque il courait en faisant cela. La règle veut en effet que le pavillon du pays soit plus petit que le pavillon d'entente. Ce qui ne semblait pas être le cas ainsi que le précise le rapport de la commission d'enquête qui examina les faits a posteriori, rapportant l'usage d'un grand pavois.
Le mystère sur la cause de l'erreur reste entier faute d'éléments ... mais la conséquence, elle, est connue.
Le 1er mai, alors qu'après 10 mois de mer sans encombre, la Sartine croise au large du cap Saint Vincent (Cabo de São Vicente) promontoire du Portugal sur l'Atlantique à l'extrémité ouest de l'Algarve, elle est prise à partie par une frégate anglaise de 50 canons, le Romney, commandée par le Capitaine Roddam Home qui lui adresse une première salve.
Le commandant de la Sartine, se rendant compte du danger encouru, fait amener immédiatement le pavillon français, mais pas assez vite pour éviter une deuxième salve de canon. Il est tué dans cet échange ainsi que deux autres soldats et 12 hommes sont blessés.
Le Romney, voyant le pavillon français amené, se rend compte à son tour de la méprise et se porte au secours du bâtiment français. Mais le mal est fait. La Sartine a pris deux bordées dans le flanc et est en piteux état. Le second, Marc-Lazare Roubaud, prend le commandement et la frégate poursuit à vitesse réduite sa route jusqu'à Marseille où elle arrive à l'agonie, le 19 mai 1780, avant de s'échouer dans l'entrée du Vieux-Port.
Barras n'est pas tendre dans ses Mémoires avec le second Roubaud lorsqu'il écrit : "Nous échouâmes à l'entrée du port par la maladresse d'un remplaçant du capitaine Dallest, tué sous le Cap Saint-Vincent." Il n'est pas certain que le capitaine en titre eût fait mieux après une telle mésaventure. Mais Barras ne semble avoir retenu que le ridicule de la situation. Et l'on sent le dépit dans son propos. Peut-être fit-il, un peu plus tard, payer cher aux Marseillais le fait d'avoir transformé cet épisode tragique en farce.
Car l'échouement dans la passe d'entrée, en raison de la taille du bateau et de celle de ses mâts paralysa quelques temps une partie du trafic maritime de la cité phocéenne. L'histoire fit sans doute des gorges chaudes sur la Canebière où on a la langue bien pendue, et on discuta certainement longtemps dans les cafés et sur les quais de cette Sartine, la frégate qui avait bouché l'entrée du port. L'histoire, colportée un peu partout, ne préserva que le coté hâbleur. Gardons toutefois en mémoire que si l'événement eut autant de retentissement, c'est sans doute autant à cause de la déformation du nom du bateau et du bon mot que les Marseillais, par nature si frondeurs, pouvaient faire à propos du Ministre de la Marine. Mais c'est également à cause, à tort, du sentiment d'agression délibérée de la marine anglaise sur un navire français naviguant sous pavillon protégé.